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Diplomate et entrepreneur, Emmanuel Goût a acquis une grande expérience des relations internationales à l’intersection des mondes de l’entreprise, de la diplomatie et de la communication. Impliqué dans divers projets européens et internationaux, il s’intéresse de près aux dynamiques géopolitiques qui influencent les choix économiques et politiques des gouvernements. 

Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il partage son analyse sur le rôle pivot que l’Italie pourrait jouer dans la reconfiguration des relations entre les États-Unis, la Russie et l’Europe, notamment à travers l’évolution de la politique étrangère de la Première ministre Giorgia Meloni.

Propos recueillis par Roland Lombardi 

Le Diplomate : L’Italie a parfois été qualifiée de « pont » potentiel entre l’Ouest et l’Est de l’Europe et plus précisément entre les États-Unis et la Russie. Au regard de ses liens historiques avec les deux puissances, jusqu’où peut aller, selon vous, cette posture médiatrice de Rome sur la scène internationale ?

Emmanuel Goût : Tout d’abord merci de m’avoir convié à cette interview. La découverte pour moi du « Diplomate » a été fondamentale car, si les think tanks ou chaîne YouTube en mesure de rééquilibrer sérieusement l’information des médias main stream ne manquent pas, Le Diplomate s’impose par une ouverture d’esprit qui lui est propre, ce qui le rend indispensable à la constitution d’une réflexion personnelle. 

Une précision importante avant de répondre à vos questions : je suis Ambassadeur en Algérie pour le compte de la République de San Marin, soit dit en passant la plus ancienne république à la surface du globe, mais je tiens à préciser que je m’exprime ici à titre personnel et que mes propos n’engagent nullement la République de San Marin. Mais venons-en à votre question.

Un bref retour en arrière, indispensable : la chute de Mussolini et la résistance (1943) , la fin de la seconde guerre mondiale (1945), la naissance de la République italienne par voie de referendum (1946), en alternative à la monarchie, l’attachement de certains de ses leaders à l’idée européenne (Spinelli, De Gasperi) proche des aspirations de Jean Monnet, une vision qu’il est de plus en plus nécessaire d’interroger : une Europe réellement indépendante ou une Europe installée dans une perspective américaine de domination du monde alors que la guerre froide s’annonce déjà.

L’Italie très rapidement et probablement plus qu’aucune autre nation européenne est placée sous la surveillance attentive des USA car c’est le pays européen qui eut très vite le plus important Parti communiste, et la menace qu’un pays européen puisse passer sous contrôle communiste était bien entendu inacceptable pour les américains. 

Alors que les USA mettent en place l’opération Stay behind sur le continent européen et sous la direction d’un ancien nazi (voir le livre d’Eric Branca – le roman des damnés) , la branche italienne Gladio en devient l’un des bras armé plus puissant. Le communisme ne devait pas pouvoir l’emporter, une discrète mise sous tutelle de l’Italie se met en place: à titre d’exemples,  quel fut le rôle des USA dans l’Affaire Aldo Moro – je vous renvoie à la série extrêmement bien documentée « Esterno notte » de Belllochio. La menace communiste historiquement réduite, il n’en reste pas moins cette tutelle. C’est peut-être ainsi que l’on peut expliquer ce qui favorisa la chute de Craxi auquel les américains ne pardonnèrent jamais Sigonella et probablement plus tard celle de Berlusconi qui paie aussi le prix de l’amitié réelle avec Poutine et la Russie. Draghi, ancien premier ministre italien, aujourd’hui promoteur de l’endettement massif de l’Union Européenne, était considéré clairement un « allié » des américains…à Rome, alors que pendant plusieurs mois les USA n’avaient pas nommé de nouvel ambassadeur, et qu’  il était courant d’entendre dire que ce manquement ne posait aucun problème… « ils ont Draghi! ».

Mais il est aussi vrai que l’Italie a su construire des liens d’abord avec l’URSS puis avec la Russie extrêmement solides d’un point de vue industriel et culturel, politique sans oublier comme je le rappelais ci-dessus une amitié Poutine Berlusconi née au début des années 90 quand Berlusconi comprit mieux que l’Europe les bouleversements radicaux qui accompagnèrent la chute de l’URSS et la renaissance dans la souffrance de la Russie. 

Giorgia Meloni est issue – elle – du parti fasciste et probablement au cours de sa jeunesse de la tendance la plus farouchement anti américaine. Habile politicienne, elle a très vite compris qu’elle ne pouvait nullement risquer de se mettre à dos les USA et c’est ainsi qu’elle devint plus atlantiste que quiconque, et clairement son alignement à propos de l’Ukraine en est une conséquence. Pour la petite histoire il faudrait aussi rappeler que deux de ses principaux collaborateurs ont épousé des ukrainiennes. Mais les élections américaines ont rebattu les cartes et dans ce contexte l’Italie peut et doit pouvoir jouer un rôle sur l’échiquier international, forte aussi d’une économie en meilleure condition que celle de la France ou de l’Allemagne. Elle devra savoir jongler face à la commission et à sa présidente Van der Leyen qui ne peut prétendre à légitimité électorale de Meloni : la présidente de l’Union Européenne appartenant plus à une caste « aristocratique » établie et incarnée par une commission qui a bien peu de comptes à rendre.

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LD : La Première ministre Giorgia Meloni a d’abord adopté une ligne très atlantiste et soutenu fermement l’Ukraine. Très appréciée par Donald Trump, elle s’est depuis rapprochée de la nouvelle administration américaine, plus favorable à des négociations de paix, tout en refusant à présent les positions bellicistes de Bruxelles, Paris et Rome, comme pour l’envoi de troupes européennes sur le sol ukrainien. Comment expliquez-vous ce changement de cap ? Est-il dicté par une conviction profonde ou par le pragmatisme politique ?

Même si Meloni est extrêmement pragmatique, je pense qu’elle a sa propre vision, et je préfère parler de vision plus que de conviction. L’Italie a de surcroît une culture industrielle et politique de l’adaptation. C’est ce qui faisait dire à mon professeur d’histoire, l’abbé Vens, de manière un peu cruelle que « l’Italie ne finit pas la guerre avec qui elle la commence ». Derrière cette affirmation à la cynique apparence il y avait aussi du respect pour la capacité de se remettre en cause.

C’est dans ce contexte, qui au fond d’elle-même ne lui fait pas oublier que sa conquête du pouvoir par les élections fut semer d’embûches avec à la manœuvre la Présidente de la Commission et le Président français Macron, qu’elle regarde aussi le monde au sud en attendant de pouvoir s’imposer à l’est. Elle a pour cela dépoussiérer le plan Mattei qui fut le patron de l’énergie italienne – années 50 et début des années 60, avant d’être assassiné « probablement » par les services français. Ce plan élaborait des liens privilégiés avec l’Afrique et en particulier l’Algérie, alors en pleine guerre d’indépendance, dans le domaine énergétique. Aujourd’hui l’Italie mise beaucoup sur l’Algérie pour se substituer à la Russie et parallèlement s’imposer aussi en Afrique en mettant à profit les « difficultés » de la France sur ce continent. Sur le front Est, elle reste sur un alignement total au camp occidental mais peut compter sur « ses entreprises » restées en Russie dont le turnover a augmenté de 25% depuis 2022, c’est tout dire! (source chambre de commerce italo-russe)

LD : Avec l’arrivée d’une nouvelle présidence américaine, favorable à la désescalade, quelles pressions ou incitations Washington pourrait-il exercer sur Rome pour renforcer son rôle d’intermédiaire dans la crise ukrainienne ? Voyez-vous l’Italie comme un relais naturel des intérêts américains en Europe ?

La désescalade apparaît encore aujourd’hui comme un vœu pieux même si la multiplication d’entretiens bilatéraux est probablement un bon signe. Les vraies négociations ne peuvent se traiter que loin des médias lesquels ne réussissent pas à inscrire l’information dans le temps, dans un processus et dans une perspective. Dans ce contexte, l’Italie, dont la population reste clairement opposée à la guerre et à l’envoi de troupes, est dans un attentisme prudent, consciente de son lien privilégié – je veux dire résolument dénué de toute hypocrisie –  avec les USA et sa nouvelle administration. Sera-t-elle capable de s’imposer le moment venu ? On ne peut négliger le rôle du Vatican et du Pape en particulier ces derniers mois dans la promotion de la Paix. Le Pape, directement, a su s’organiser et bénéficier de contacts en Russie qui lui ont permis d’apparaître et d’affirmer une crédibilité dans un monde dominé par l’Orthodoxie ; en cela l’association des Vieux Croyants du monde a joué un rôle majeur. (les vieux croyants résultent d’une scission au sein de l’église orthodoxe en 1666). L’environnement est donc favorable. L’Italie pourrait en effet assumer ce rôle mais pour cela il faut réussir d’une part à infléchir la politique va-t-en guerre de la commission européenne aujourd’hui tenue à l’écart de l’échiquier diplomatique et construire en Italie un consensus pour la paix et les sécurités : celle de l’Europe et des belligérants. Nul doute que Meloni dispose de tous ces atouts pour faire de l’Italie le pays charnière pour l’obtention d’une solution pacifique sur notre continent mais aussi, et dirais-je surtout, promouvoir une architecture européenne plus proche des peuples et de leurs exigences nationales.

LD : Au-delà du dossier ukrainien, l’Italie peut-elle devenir un pivot dans la relation transatlantique, et notamment faciliter le dialogue entre l’Union européenne et les États-Unis sur les grandes questions stratégiques (défense, énergie, commerce) ?

L’Italie peut définitivement devenir la référence européenne sur l’échiquier mondial, plus justement il faudrait dire que l’Italie pourrait. Car malheureusement l’Italie est sujette à une dynamique auto réductrice, auto destructrice que j’ai identifié au cours de mes 40 années d’expérience italienne comme la résultante de la « culture du derby ». Plus précisément, trop souvent quand une personnalité s’impose, une vision politique s’impose, un projet industriel ou culturel s’impose, presqu’automatiquement une « contre » action se met en place, pas tant parce qu’elle représente une alternative, mais parce qu’elle représente un moyen de pression, voire de chantage. Combien de richesses italiennes sont-elles passées sous contrôle étranger au titre de règlements de comptes entre intérêts italiens! 

D’un point de vue politique, à ce jour, l’opposition de gauche ne réussit pas à créer une alternative sérieuse. Les alliés de Meloni et Fratelli d’Italia, son parti, sont la « Lega » et Forza Italia. Ces deux dernières formations passant leur temps à régler leur compte pour devenir le partenaire privilégié de Meloni, cette dernière se retrouve dans une situation particulièrement confortable. Salvini, le leader de la ligue, peine à retrouver le souffle qui le caractérisait il y a quelques années et souffre des succès de la présidente du Conseil italien. Quant à Forza Italia, elle réussit à réincarner une sorte de Démocratie Chrétienne par une leadership insipide mais efficace, celle de Tajani. (Berlusconi doit se retourner dans sa tombe en l’écoutant parler de l’Europe et du conflit à nos portes). Depuis son arrivée au pouvoir Meloni a eu l’occasion d’affirmer sa vision multipolaire du monde même si elle reste liée, voir poings et mains liés aux USA: Europe, Afrique, Inde, Chine…

C’est dans cet environnement que GM dispose de nombreux atouts : sur le plan énergétique – dixit la remise à jour du plan Mattei -, sur le plan commercial, ses résultats nationaux, le fait d’être un pays plus de deux fois plus industrialisé que la France, sa confiance dans le marché russe la positionnent sans aucun doute « key player ». Dans le domaine de la défense, l’Italie rivalise aujourd’hui sans complexe avec l’Allemagne et la France. Son industrie nationale de la défense est dominée par Leonardo qui s’impose dans de nombreux domaines mais de là à penser à une industrie de la défense européenne, il y a fort à faire contre les egos et les compétences nationales. Il suffit de parler de chars, d’aviation, de centrales de commandement, de sous-marins, de blindage pour voir l’Europe éclater en rivalités contradictoires, sans compter la définition de la compétence sur cette potentielle armée européenne. Ne rêvons pas, à supposer qu’il puisse s’agir d’un rêve.

LD : La volonté de l’Italie de se rapprocher de la Russie, même dans un rôle de médiation, risque de susciter des réticences chez certains partenaires européens. Quels sont, selon vous, les freins à cette approche à Bruxelles ? Et inversement, sur qui Rome peut-elle s’appuyer pour renforcer cette dynamique de dialogue ?

Cette volonté n’est pas encore ouvertement affichée. Bien au contraire, GM ne renonce à aucune déclaration opposée à la Russie. A l’heure où je réponds à votre question, Israël a bombardé l’hôpital Al Ahli a Gaza mais GM se limite à commenter l’attaque russe à Samy au cours de laquelle des familles ukrainiennes avaient été invitées à participer à la commémoration de la 117ième brigade ukrainienne, à quelques kilomètres de la frontière russe : en période de guerre, cela tient de l’inconscience alors qu’apparemment des militaires de différentes nations s’y retrouvaient! GM ne s’est peut-être pas encore totalement libérée de son passé et se doit d’appartenir au main streaming occidental, mais cet état de fait ne prélude en aucun cas à une évolution possible quand GM « flairera » l’opportunité. Un embryon de consensus est nécessaire et les seules Slovaquie et Hongrie ne sont pas encore suffisantes. L’axe Van der Leyen/Draghi reste dominant même si, de fait, ce qu’ils nous annoncent c’est une politique de l’endettement, d’un endettement remboursé par l’endettement et donc par l’impôt…pour soutenir disent-ils une défense européenne. Une belle illusion, même si nécessaire, à double titre : les rivalités industrielles intra européennes et la dépendance de la grande majorité des États européens versus l’industrie de la défense américaine, une dépendance à laquelle nous serions condamnés pour au moins trente années vu les achats déjà effectués aux USA. 

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LD : Si l’Italie parvient à jouer un rôle de facilitateur entre Washington et Moscou, cela pourrait-il déboucher sur une refonte partielle de l’architecture de sécurité en Europe ? Quel serait l’impact, à terme, sur la cohésion européenne et la position de l’Italie dans l’UE ?

Tout cela nous autorise à concevoir trois challenges potentiels pour l’Italie, liés et équilibrés entre-eux que GM peut relever, et réussir ainsi à conférer à son pays un premier rôle spécifique au XXI siècle, un rôle central que l’Italie n’a jamais connu depuis sa constitution, sa naissance, qui, rappelons-le,  ne remonte qu’à la moitié du XIXième siècle : sécurité et défense, Paix, Europe.

Sécurité et défense : à l’heure où l’Europe et encore grande partie de l’occident s’autoalimente, s’autoargumente à propos du conflit en Ukraine des mots clé « cesser le feu » et « menace d’invasion russe », il convient de revenir aux faits, à leur déroulé, aux erreurs colossales commises comme les accords de Minsk privés de sens et d’effets par deux des principaux signataires et leurs aveux, Merkel (07.12.2023) et Hollande (février 2024),  et aux causes de la guerre. La Russie n’acceptera aucun cesser le feu qui ne garantisse une réponse claire aux causes qui ont provoqué cette guerre et par conséquent un cesser le feu qui ne puisse régir la Paix. L’Italie pourrait avoir cette capacité d’interpréter la sécurité de tous les belligérants, l’Ukraine, l’Europe et la Russie.

Paix : l’Italie et son peuple ont la Paix dans le sang. GM saura, le moment voulu, en prendre la direction en ayant répondu préalablement aux questions de sécurité et défense. Elle capitalisera son enthousiasme et sa santé économique. C’est cet ensemble, constitué d’un potentiel intérieur, d’une crédibilité versus les USA, d’une possible attention retrouvée vers la Russie, sans se priver de la reconstruction de l’Ukraine, qui permettra dès lors d’envisager d’imposer sa vision de l’Europe.

Europe : ce sera le vrai grand chantier de GM. Ses bonnes relations apparentes avec Van der Leyen sont bien entendu fortement teintées d’hypocrisie : elles sont utiles à l’une comme à l’autre mais à la première défaillance, elles évolueront ! 

Un contexte particulièrement effervescent qui offre à l’Italie et à sa présidente du Conseil d’écrire une nouvelle histoire italienne, décomplexée et créative.

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